Un document très éclairant, voire même percutant sur le déroulement des événements qui ont donné lieu à la situation qu'on connaît aujourd'hui, en Ukraine.
Rédigé par Jacques Sapir
le Dimanche 31 Août 2014 à 16:52
Que s’est-il passé en Ukraine de l’automne 2013 à février
2014 sous le nom « EuroMaïdan », conduisant le renversement d’un chef
d’État pourtant démocratiquement élu ?
Au
début de l’automne 2013, il s’agissait surtout d’un mouvement de révolte contre
la corruption. Depuis une quinzaine d’années, l’Ukraine vit sous un régime de
corruption endémique, quel qu’ait été le parti au pouvoir. Il est cependant clair
qu’avec Yanoukovitch, la corruption avait atteint des sommets jamais égalés. Au
début de l’hiver, le mouvement connaît une première inflexion.
La
revendication d’une possible « adhésion » à l’UE émerge, de même
qu’un sentiment nationaliste. Très vite, des ultra-nationalistes font main
basse sur le mouvement de contestation, alliés à des gens qui se faisaient,
parfois naïvement, parfois non, des illusions sur une entrée rapide dans
l’Union européenne. La tension est alors montée rapidement. Dans les dix jours
qui précèdent l’accord du 21 février, on a assisté à un basculement dans la
violence du mouvement de contestation qui conduit à un véritable coup d’Etat
d’extrême-droite.
Il
est ainsi aujourd’hui établi que c’est cette extrême-droite qui est la principale
responsable des fusillades et des morts sur la place Maïdan. Le 21 février, un
accord de sortie de crise est signé par le président Yanoukovitch et les
principaux protagonistes politiques du mouvement, accord dont se portaient
garants l’Union européenne (dont la France). Cet accord porte, entre autre, sur
l’organisation d’élections présidentielles pour la fin du mois de mai.
Il
faut ici rappeler que la Russie (malgré des réserves) ne s’oppose nullement à
cet accord, et qu’elle considère que la crise en Ukraine ne concerne QUE les Ukrainiens. Le lendemain cependant Yanoukovitch s’enfuit sans qu’il y soit
donné d’explication claire : craignait-il des menaces sur sa vie (ce
qui n’est pas impossible au vu de la présence de groupes armés de l’extrême
droite) ou est-il parti sur calcul politique dans l’espoir d’une intervention
russe ?
Si
c’est cette hypothèse, alors il fait un très mauvais calcul. Le Premier
Ministre russe, Dmitry Medvedev fera dans les jours qui suivent une déclaration
pour dire que Yanoukovitch « n’a plus d’avenir politique ».
Yanoukovitch a lassé le gouvernement russe par ses tergiversations
continuelles, mais aussi par le spectacle de sa corruption.
Mais,
le départ de Yanoukovitch crée un problème politique. Il y a vacance du pouvoir de
fait. L’assemblée nationale (la Rada d’Etat) aurait pu exiger que le
Président revienne, quitte à le démettre s’il s’y était refusé. Ce n’est pas la
voie qui est choisie. Il y a la constitution d’un gouvernement de fait, sur la base
d’un Parlement dont certains membres sont de fait arrêtés, et d’autres soumis
à des menaces physiques.
L’une
des premières décisions est de faire interdire de vote un certain de nombre de
députés hostiles au nouveau pouvoir et d’interdire aux autres de quitter Kiev.
Puis, le « chef » de cette assemblée se proclame chef du pouvoir
provisoire. En rupture avec l’accord du 21 février, la situation
insurrectionnelle se transforme en coup d’État, mettant l’Ukraine en dehors de
toute légalité constitutionnelle.
Il
faut ici mesurer toutes les implications de ce qui se passe à Kiev du 23 au 28
février. Si l’on considère la légalité constitutionnelle, il y a clairement une
rupture. Ce pouvoir est illégal ou alors on doit sommer Yanoukovitch (qui est
toujours le président légal) de rentrer au plus vite à Kiev. Ou alors, on
considère qu’il y a une révolution. Mais, toute révolution implique la rupture
de l’ordre constitutionnel préexistant.
Si
l’ordre constitutionnel est rompu, ce n’est pas à des élections présidentielles
(ou législatives) qu’il faut procéder, mais à l’élection d’une assemblée
constituante. De ce dilemme nait la crise que l’on va connaître dans les
semaines qui suivent. Et une part des responsabilités en revient ici aux
gouvernements des pays de l’Union européenne qui n’ont pas dit clairement aux
dirigeants de Kiev qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions : soit le
rappel de Yanoukovitch, soit l’élection d’une assemblée constituante.
Y
a-t-il eu ingérences étrangères dans ces événements ?
L’ingérence
de groupes étrangers est prouvée. Ainsi, Georges Soros s’en est-il même vanté
et l’entraînement paramilitaire de militants néo-nazis ukrainiens en Pologne
par des groupes polonais proches a été dévoilé par un journal polonais de
gauche. Mais il y a aussi eu un soutien, implicite ou explicite et actif de la
part d’État de l’Union européenne et des USA.
On
peut penser qu’il s’agissait plus de maladresse et d’aveuglement plutôt que
d’un dessein, mais cela a conduit à une fuite en avant incontrôlée. Ainsi, des
personnalités, et parfois des officiels, européens et américains vont défiler
place Maïdan de décembre 2013 à février 2014, mais sans jamais dire, même à
mots couverts, ni à ces manifestants ni à leurs relais politiques, qu’il n’y
avait aucune chance d’intégration à l’UE de leur pays à court ou moyen terme,
et ce contre toute prudence élémentaire.
Par
la suite, ils reconnaissent le gouvernement de fait issu de Maïdan, bafouant
leur propre contreseing à l’accord du 21 février et donnant leur soutien à un
gouvernement à forte composante nationaliste, voire fasciste. Le tout sans
aucune garantie politique sur le respect d’engagements politiques minimaux, par
exemple en terme de respect des minorités ou encore des libertés fondamentales
et des droits politiques.
L’inconséquence
politique est totale. Ce qui est grave, c’est qu’elle fait croire aux
dirigeants ukrainiens qu’ils ont le soutien inconditionnel de l’UE et des pays
occidentaux. D’une certaine façon, l’imprudence de Mme Ashton et de M. Fabius
nous ont arrimé au char des extrémistes ukrainiens.
Quels
sont les soutiens du mouvement « EuroMaïdan » ?
Le
soutien initial au mouvement « EuroMaïdan » était très diversifié et
très large, et représentatif de la société ukrainienne dans sa diversité, tant
toutefois qu’il était vécu comme un mouvement anti-corruption. Ce soutien
allait donc d’un mouvement démocratique fort mais très peu organisé (mais qui
s’effondre en réalité en janvier-février) jusqu’à des mouvements fascistes.
Jusqu’en
janvier, cette diversité prévaut mais une évolution apparaît alors d’un
mouvement anti-corruption à un mouvement pour une intégration à l’Union
européenne, créant une fracture interne. Dans le même temps, on assiste à la
montée en puissance à l’intérieur de ce qu’il reste de ce mouvement de
mouvements extrémistes tels que Svoboda[1] ou encore Pravy Sektor[2], et au muselage des voix discordantes.
L’élection
d’un nouveau président, Poroshenko, a d’ailleurs constitué, malgré le boycott
massif des électeurs du sud-est de l’Ukraine, un (court…) moment de
stabilisation politique, mais aussi l’expression d’une défiance populaire dans
l’ouest le centre du pays à l’égard des extrémistes de Maïdan.
La
Russie elle-même reconnait son élection malgré le boycott d’une partie des
russophones. Mais Poroshenko, vite mis en face de ses contradictions, choisit
la méthode forte en déclenchant une opération militaire dans le Donbass (région
de l’est de l’Ukraine et poumon industriel du pays), réduisant à néant presque
aussitôt les espoirs nés de son élection.
Quelle politique met en œuvre le nouveau pouvoir ukrainien
issu de ce mouvement ?
En
réalité, très peu de mesures politiques ont été prises de manière effective. En
dehors des attaques contre le statut de la langue russe dans le sud-est
russophone du pays, sur lesquelles les nouvelles autorités sont revenues
ultérieurement (mais le mal était alors déjà fait, puisque l’est du pays était
déjà en révolte…), ou des mesures de persécutions contre les opposants
politiques (initialement surtout contre le Parti des régions, l’ancien parti au
pouvoir, et ses élus, mais aussi plus récemment contre le parti communiste
ukrainien, dont le groupe parlementaire a été dissout, les élus expulsés du
Parlement, et qui est menacé d’interdiction).
Mais
face à une économie à l’arrêt, avec une aggravation du fait de la crise
politique, les nouvelles autorités de fait demandent l’aide du FMI. Aide qui
leur est accordée, mais conduisant en contrepartie à de sévères mesures
d’austérité budgétaire. C’est ainsi, au niveau universitaire, que le ministre
de l’Education[3] a décidé autoritairement une réduction drastique du
nombre d’universités de quinze à cinq (avec mise en concurrence entre les
« survivantes » et fin du cadrage national des diplômes.
Ces
mesures d’austérité budgétaire avaient été initialement plutôt bien acceptées
par la population, mais uniquement dans la mesure où elles étaient présentées
comme ponctuelles. Il n’est pas impossible que l’hiver difficile qui s’annonce
désormais puisse être porteur de contestation sociale quand ces mesures
d’austérité vont se révéler dans toute leur ampleur.
Quelles sont les causes de la contestation apparue dans le
sud-est de l’Ukraine en réaction au coup de force « EuroMaïdan »
intervenu à Kiev ? Qui sont les insurgés du Donbass et que
réclament-ils ?
Ce
soulèvement dans le sud-est de l’Ukraine, particulièrement puissant dans le
bassin industriel du Donbass, est très composite. Ses principales motivations
sont l’absence de confiance envers les autorités de fait installées à Kiev par
le mouvement « EuroMaïdan », le souci de défense de la langue russe
et de leurs spécificités par la population locale, le sentiment antifasciste
vivace hérité de la 2e Guerre mondiale et l’enracinement des idées
communistes dans cette région cultivant une forte nostalgie de l’époque
soviétique.
On
peut retrouver dans un sens les mêmes ambiguïtés à front renversé qu’à Maïdan
initialement. Contrairement à une idée reçue, les autorités russes sont
initialement très méfiantes à l’égard de ces insurgés du Donbass. Ainsi, elles
se refusent à reconnaître les référendums d’indépendance, au contraire de ce
qui avait été leur réaction en Crimée.
Si
elles soutiennent les revendications linguistiques et culturelles des
populations de l’est de l’Ukraine, elles affirment que ce problème doit être
réglé dans le cadre de la Nation ukrainienne. De même, le gouvernement russe
salue l’élection de M. Porochenko comme Président, et un contact personnel avec
Vladimir Poutine a lieu le 6 juin quand les deux dirigeants sont présents en
France pour les commémorations du débarquement en Normandie. Mais, cette
position va progressivement évoluer.
C’est
le résultat du refus persistant des autorités de Kiev de prendre en compte les
revendications exprimées par les insurgés de l’est de l’Ukraine, mais aussi du
déclenchement des opérations militaires, qualifiées par Kiev « d’opération
Anti-Terroristes ». Très vite, les pertes civiles vont être importantes.
La Garde Nationale, qui rassemble des militants du « secteur droit »
(Pravy Sektor) et de Svoboda, va se distinguer par les exactions commises.
On
doit ici rappeler le drame d’Odessa ou des militants d’extrême-droite
ukrainiens vont bruler vifs près de 40 militants pro-insurrection. Ce drame a
des conséquences politiques et psychologiques très importantes. Aussi, dès la
fin juin, des volontaires russes, des communistes (du KPRF) mais aussi et
majoritairement des nationalistes, parfois d’extrême-droite, viennent
progressivement épauler ces insurgés.
Ces
volontaires seraient entre 3000 et 5000 dans les forces insurgées. A partir de
la seconde moitié du mois de juin, et surtout dans le mois de juillet, on
assiste à une prise de contrôle de l’appareil décisionnel plutôt par la
fraction la plus nationaliste.
Mais
sans effusion de sang ni exclusion de la fraction communiste toutefois, qui
conserve des leviers politiques. Par ailleurs, des volontaires européennes antifascistes,
surtout des Espagnols et des Italiens, sont actuellement présents pour se
battre aux côtés des insurgés. Il y a aussi des Français d’origine ukrainienne,
anciens de la Légion étrangère engagés dans les années 1990, ainsi que
d’anciens camarades de régiment à eux venus là les aider.
Une
forte confusion sur le plan politique prévaut donc. Ce qui fait leur unité, je
pense, plus que l’idéologie nationaliste, c’est la volonté de sauver la
population civile victime de véritables massacres, de bombardements
systématique, et menacée d’épuration ethnique.
Doit-on pour autant voir la main de la Russie dans cette
contestation ?
Il
existe une implication russe qui se précise dans le cours du mois de juillet et
début août, mais elle est indirecte et non directe. Ainsi, il y a une tolérance
en faveur du recrutement de volontaires pour le Donbass, mais pas de troupes
russes engagées par la Russie sur place, du moins jusqu’au 15 août. Depuis, la
Russie semble avoir franchi un pas, et s’être impliquée plus directement.
Aujourd’hui
(30 août), il semble qu’il y ait environ un millier de soldats russes en
Ukraine. Ceci constitue bien entendu un développement nouveau et inquiétant,
même si cela ne saurait expliquer les victoires remportées par les insurgés
depuis le 15 août. Rappelons que les forces de Kiev comptent environ 50 000 à
60 000 combattants déployés contres les insurgés, et que ces derniers déploient
environ 15 000 hommes.
La
question de l’équipement des insurgés a été posée à de nombreuses reprises. Rappelons
que, lors de la phase initiale de l’insurrection, ces derniers ont saisi des
quantités importantes d’armement sur la police ou sur les unités de l’Armée qui
se trouvaient à Donetsk et Lougansk, et dont la plupart se sont soit débandées
soit on rejoint les insurgés. Par ailleurs, de nombreuses unités loyalistes
ukrainiennes qui ont été encerclées par les insurgés se sont rendues que ce
soit aux insurgés ou aux gardes-frontière russes.
La
Russie a alors rétrocédé leur matériel militaire aux insurgés. On ne peut pas
dire que la Russie soit neutre, mais elle n’est toutefois pas en état de
belligérance avec l’Ukraine du point de vue du droit international. L’aide de
conseillers militaires russes aux insurgés est possible, et pour tout dire
assez probable, mais elle n’a toutefois jamais été prouvée. Inversement, l’aide
de conseillers militaires américains à l’armée ukrainienne ne fait par contre
aucun doute, de même que l’emploi de « mercenaires » (de la
compagnie Academi qui est le nouveau nom de Blackwater, un
société de sécurité privée) voire de volontaires polonais et Baltes.
L’actualité
récente est marquée par le crash d’un avion de ligne de Malaysia
Airlines dans l’Est de l’Ukraine : à qui est imputable cet accident
selon vous ?
Ce
drame a été l’occasion d’une campagne hystérique antirusse d’une rare violence.
Les Etats-Unis ont immédiatement accusé les insurgés et la Russie d’être les
responsables de ce drame.
Aujourd’hui,
les contradictions dans la thèse américaine sont désormais évidentes. Elles ont
été, pour certaines, relevées par des anciens responsables du renseignement
américain[4], comme William Binney, ancien Technical Director, World
Geopolitical & Military Analysis, et co-fondateur du SIGINT Automation
Research Center, David MacMichael, du National Intelligence Council, Ray
McGovern, qui fut un ancien analyste de la CIA et de l’US Army infantry, Coleen
Rowley, Special Agent de FBI, et Larry Johnson et Peter Van Buren qui ont
travaillé tant à la CIA qu’au Département d’Etat[5].
Il
est à noter que les accusations initiales affirmant la culpabilité des insurgés
du Donbass, voire de la Russie, ont donné lieu ces derniers jours? à un rétropédalage
en bonne et due forme des autorités françaises et à une forte discrétion à
Washington.
De fait, l’événement a disparu des radars médiatiques. Le Drian,
Ministre de la Défense, a reconnu devant l’Assemblée nationale que les services
secrets français ne savent pas quelles sont les responsables de ce drame et
n’exclut pas la responsabilité de l’armée loyaliste.
Quelle est votre appréciation sur les sanctions prises par
les USA et l’Union européenne contre la Russie et sur les contre-sanctions
russes ?
Au
départ, il s’agissait en réalité de sanctions pour la forme de la part de l’UE.
Mais les USA sont montées en puissance dans les sanctions, et ont entraîné l’UE
dans cette logique de fuite en avant. Or, si les contre-sanctions russes n’ont
qu’un effet direct négligeable en France au niveau macro-économique.
Par
contre, il y a un véritable effet indirect, qui n’est pas directement lié aux
sanctions, du fait de l’arrêt des importations russes, du fait de consignes des
autorités russes de se tourner vers d’autres partenaires économiques pour se
fournir en produits d’importation.
Propos
recueillis par J. Wachill, pour le journal étudiant amiénois
Solidarité
Etudiante (journal d’information syndicale de l’AGEP)
[1] ndlr : parti d’extrême-droite ultra-conservateur
issu de la mutation d’un parti qui se réclamait il y a peu encore
« national-socialiste »
[2] ndlr : un mouvement néo-nazi
[3] ndlr : un ministre fascisant membre de Svoboda
[4] American Intelligence Officers Who Battled the Soviet
Union for Decades Slam the Flimsy “Intelligence” Against Russia, URL http://www.washingtonsblog.com/2014/07/obama-release-ukraine-evidence.html
[5] Sapir J., MH17: Doubts in the Intelligence
Community…, note publiée sur Russeurope,
le 1er août 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2610